Le vide familial, ce dépaysement que vivent les enfants à l’intérieur même de leurs foyers, au sein de leurs familles, se trouve comblé par une fausse vie, une fausse compagnie, de faux amis et surtout des centres d’intérêt inutiles. Naviguant sur le Net, sur les réseaux sociaux et les applications, les enfants sont des proies faciles, des victimes fragiles.
Seize et cent soixante-seize. Deux chiffres qui auraient pu être des indicateurs positifs liés à des projets, à de nouveaux programmes ou encore à de nouvelles structures destinées à l’épanouissement de l’enfance. Eh bien non ! Ces deux chiffres tragiques mettent à nu la flagrante et impardonnable défaillance de toute une société à l’endroit des petits enfants tunisiens. Ceux qui ont (choisi) de mettre fin à leur jour. Seize suicides et cent soixante-seize tentatives de suicide chez les plus jeunes,rien que sur sept mois, de janvier au 10 juillet. Une réalité amère, atterrante, qui nous incite tous, pouvoirs publics, société civile, médias,à réfléchir sur ce phénomène, à pallier, urgemment, les lacunes systémiques et procéder à une refonte du système socioéconomique.
Le suicide a toujours été le signe d’un échec patent, non pas seulement pour le suicidé, mais aussi pour sa famille, et pour la société. En Tunisie, traiter de ce phénomène était, par un passé proche, strictement interdit, faisant du suicide un tabou. Après les évènements du 14 janvier 2011, l’évoquer était devenu désormais permis, sans pour autant qu’il y ait une approche collective, une volonté commune de lutter contre ce fléau de manière générale. Pis encore, le suicide est en train d’augmenter à un rythme vertigineux, touchant les adultes et les enfants, les jeunes et les personnes âgées, les hommes et les femmes.
Lors d’une journée d’étude organisée récemment par le ministère de la Femme, sur la thématique : « Les conclusions fondamentales tirées suite au programme de l’autonomisation sociale des familles : réalisations et problèmes à résoudre », la ministre a évoqué le problème du suicide. Le gouvernorat de Kairouan, triste champion, vient en tête, depuis trois ans, enregistrant 69 cas en 2019, 48 cas en 2020 et 37 en 2021. Encore faut-il le souligner, 80% des suicidés sont des femmes.
Un tel bilan suscite plusieurs interrogations : qu’est-ce qui n’a pas marché ? Qu’est-ce qui pousse des enfants à mettre fin à leur vie ? Et que faut-il faire ?
Blocage et communication déficiente
M. Sami Nasr, sociologue, contacté par La Presse estime que les outils d’analyse du suicide diffèrent selon la tranche d’âge. Chez les adultes, l’on peut cerner comme facteurs – et non des arguments- propices au suicide les conditions sociales, la précarité, la frustration économique, etc. « Le suicide représente le thème de base de la sociologie.
Dans son livre intitulé « Suicide », Durkheim a conclu que les sociétés qui ont connu des révolutions ou des renversements de système sont des terrains favorables au suicide et aux crimes atroces. «En Tunisie, et après la révolution, le nombre de suicides a significativement augmenté, les crimes atroces aussi. Ceci est dû à l’incapacité de certains à s’intégrer dans la société voire dans le nouveau système social, d’où le blocage», explique-t-il.
Pour ce qui est du suicide des enfants, il s’explique d’abord et essentiellement par une déficience communicationnelle. Les enfants aujourd’hui ne peuvent souffrir la rupture qu’ils vivent, contraints et impuissants. D’après le sociologue, l’absence de communication entre les membres de la famille et entre les parents et leurs enfants, plus particulièrement,génère une véritable frustration affective et émotionnelle. Pis encore : il s’agit d’un besoin élémentaire au développement psycho-affectif de l’enfant qui n’est pas assouvi. « Le rythme de vie de nos jours est au détriment de l’accomplissement, par les parents, de leur rôle envers leurs progéniture. Le temps qu’ils passent avec leurs enfants se limite parfois à trois heures par jour tout au plus, dont un pourcentage de l’ordre de 80% vide de toute communication. Chaque membre de la famille est plongé dans son propre monde virtuel », décrit M. Nasr.
Selon les résultats d’une étude sur le suicide, il a été observé que le nombre de suicides et de tentatives de suicide des juniors diminue de 40% pendant les vacances. « Certains expliquent cet état de fait par l’absence de pression qu’exerce habituellement l’école. «Moi je pense, poursuit le sociologue, que cela revient à la reprise d’une forme de communication qui était inexistante ou bien interrompue pendant l’année scolaire. Nous savons que les parents prennent leurs congés, le plus souvent, l’été ou pendant les vacances scolaires d’hiver et de printemps. Et donc consacrent du temps, dans cette période de détente, à leurs enfants». Autant rétablir, par conséquent, cette relation parents/ enfants, laquelle a, depuis la nuit des temps, été le garant de la construction de la personnalité des adultes de demain sur des bases solides. Il s’agit d’une logique, d’ailleurs, confirmée par les droits de l’enfant.
L’effet boule de neige
La deuxième cause qui pousse les enfants à se suicider est le mimétisme. Le sociologue rappelle cette image qui a marqué l’opinion, celle de cette enfant qui s’était pendue à un arbre il y a quelques années à la délégation d’El Ala à Kairouan. « Après cette mort tragique, il y a eu 11 cas de suicide d’enfants au cours de seulement un mois et demi. Les suicidés ont reproduit le même «procédé» pour mettre fin à leurs jours. Le tapage médiatique avait influencé négativement des enfants qui étaient déjà fragilisés. Les enfants considéraient la suicidée, alors, comme un exemple à suivre, puisque tout le monde parle d’elle. Paradoxalement, par son suicide, d’une enfant oubliée, elle était devenue une héroïne », analyse Sami Nasr. Là aussi, c’est en l’absence d’une bonne communication entre les parents et leurs enfants que ces derniers finissent par se perdre, confus et désorientés, mais surtout, abandonnés à leur propre sort, déjà malmenés par la vie et en proie aux idées noires et fatales.
Le sociologue montre également du doigt l’addiction au monde virtuel qui finit par entraver le processus d’adaptation des enfants au monde réel. Attirant, agile, réactif et maniable, le virtuel plaît, car il répond à des attentes immédiates. M. Nasr avait réalisé une étude sur les jeux électroniques nocifs et dangereux.
A partir d’une approche comparative, il a conclu que lesdits jeux correspondent dans 85% des cas aux besoins immédiats des enfants. « Finalement, souligne-t-il, non sans amertume, ceux qui cherchent à nuire à nos enfants connaissent leurs attentes mieux que nous ».
Le monde virtuel versus la vraie vie
Aussi, le vide familial, ce dépaysement que vivent les enfants à l’intérieur même de leurs foyers, au sein de leurs familles, se trouve-t-il comblé par une fausse vie, une fausse compagnie, de faux amis et surtout des centres d’intérêt inutiles. Navigant sur le Net, sur les réseaux sociaux, et les applications, les enfants sont des proies faciles, des victimes fragiles. Certains parents sont conscients des dangers multiples qui guettent leurs enfants et parviennent à les en protéger. D’autres n’arrivent pas pour de multiples raisons, et d’autres encore préfèrent fermer les yeux pour mieux apprécier leur démission parentale, la tranquillité.
Le sociologue ne manque pas de rappeler l’absence d’institutions de proximité destinées aux enfants, à savoir les scouts, les clubs, les maisons des jeunes, les centres culturels qui sont passés de mode, car non conformes aux exigences de l’enfant d’aujourd’hui. « Il faut réviser ces concepts et œuvrer afin qu’ils reprennent leurs places dans la vie des enfants », recommande-t-il. Et d’ajouter : « Le suicide est une forme de violence, nourrie par la société, et parfois même, par la famille. Les enfants imitent l’acte et la parole des parents, ce qui anime et nourrit chez eux les pulsions agressives. Et à défaut de pouvoir se défouler et libérer ces pulsions, en infligeant du mal à autrui, les enfants infligent le mal à eux-mêmes. Le suicide en est l’apogée, l’agression extrême par excellence».
Lutter contre le suicide des enfants doit nécessairement être la priorité de tous. La famille tunisienne se situe au premier plan dans la chaîne des responsabilités, ensuite l’école.
Il faut apprendre à être à l’écoute de l’enfant, à l’aimer, le cajoler, le nourrir sur le plan humain, émotionnel et affectif.
C’est grâce à l’amour et à la bonté inculquées à l’enfant que l’on combat la haine, la violence que l’on peut exercer contre soi-même ou contre autrui, lorsqu’on est mal en point. Il est aussi primordial de garantir aux enfants leurs droits les plus légitimes, à savoir une vie décente, une éducation efficace, en respectant le principe d’égalité de tous et de justice sociale.